Lire avec les oreilles

 

De l’école primaire au Lycée, les enseignants me demandaient souvent de lire à voix haute, pour montrer l’exemple. Je m’exécutais mi-flatté, mi-gêné. C’était si simple pour moi ! Je ne pensais pas alors que Bernhard Engel, Dominique Vannier et moi fondrions Les Livreurs Lecteurs Sonores en 1998.

Plus tard, pratiquant un instrument de musique, j’ai vécu la difficulté de lecture, la rage de ne pouvoir jouer au bon tempo pour des raisons de déchiffrage, le ridicule de rester en plan devant d’énigmatiques doubles croches. Bien après, j’ai compris que mon blocage provenait du fait que les noms des notes ne m’évoquaient rien : do, mi, la, ré, fa, si, sol, ces mots fades ambitionnaient de dire la musique ? La vraie musique n’avait rien à voir avec ce sabir ! On devrait aller de la musique aux notes, et non pas des notes à la musique !

Il en va de même avec la littérature.

L’écoute d’un texte littéraire, articulé par l’énergie affective d’une voix, transporte : Des images se forment, l’histoire se déroule devant nous, portée par les intonations, la respiration, le rythme, la musique du texte. C’est pourquoi il faut lire à voix haute aux enfants pour que le goût de lire les saisisse. Klaus Mann, un des fils de Thomas Mann, l’affirme dans un texte que nous lisons souvent. La voix de son père déclamant les grands auteurs rend familières et aimées les voix des écrivains du passé. L’écrit, le déchiffrage, viennent en second, par la quête de retrouver dans l’écrit les merveilles entendues ne serait-ce qu’une fois.

Magie de la voix humaine, de la musique des grands textes, de la musique de la langue qui les exprime, vecteur des émotions les plus anciennes, les plus subtiles, les plus fortes. Les enfants ne s’y trompent pas. Soutenus un temps par la Fondation pour la Citoyenneté de la RATP et la Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, nous avons créé pour les collégiens le Prix de Lecture à voix haute. Les élèves écoutent soudain, veulent alors imiter, et des talents se révèlent, parfois même parmi… les cancres !

Les Livreurs ont lu l’intégrale de Madame Bovary à la Sorbonne l’automne 2008. Quinze heures durant, le roman s’est déployé : les personnages, les lieux, les dialogues, étaient par l’effet de la voix. C’est ainsi que Flaubert écrivait ses romans, au gueuloir : la musique de la langue d’abord !

Sur ce thème, nous avons conçu Le Son de Lecture, une conférence ludique et didactique. Comment lire un texte à voix haute, selon quels critères, avec quels outils techniques et dans quel registre émotionnel ? Nous démontrons que la lecture à voix haute est semblable à l’apprentissage d’un instrument et a pour but de faire sonner un texte de telle manière que le lecteur s’efface au profit de la transmission d’une musique porteuse d’images. C’est ainsi, qu’un texte se révèle à l’auditeur, dans la transmission de son rythme, de ses séquences phonétiques, de ses couleurs.

En tant qu’écrivain, la pratique de la lecture à voix haute de textes classiques et contemporains m’a invité à une plus grande rigueur d’écriture. A haute voix, tout s’entend. Avec les yeux, on lit souvent ce que l’on peut, on saute des lignes, on bâcle. Avec les oreilles, rien n’échappe, tout s’éclaire – et le livre s’inscrit alors en nous pour longtemps.

 Article paru dans La Croix